samedi 29 novembre 2008

APPROCHE HISTORIQUE DU DOGME DE L'IMMACULEE CONCEPTION

I- Liturgie et controverse de l’Immaculée Conception au Moyen Age/ Madame Marie-Bénédicte Dary

« La Vierge Marie ?... La plus belle promotion du Moyen Age ! » s'exclamait, au cours d'un séminaire de recherche, il y a une dizaine d’années, Jacques Le Goff.

La fête du 8 décembre, ou fête de l’Immaculée Conception en est une parfaite illustration…

L’Immaculée Conception en tant que telle n’existe pas au Moyen Age. Le terme d'immaculata s'applique toujours jusqu’au XIIe siècle à la virginité de Marie, jamais à sa conception.

L’expression «conception immaculée » n’apparaît que tardivement : c’est saint Bonaventure qui, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, l’emploie le premier. Et encore au XVIIe siècle, l’utilisation de l’expression « Immaculée Conception » est prohibée par le Saint-Office.

La liturgie parle de « fête de la conception de la Vierge » quand la théologie s’inquiète de savoir comment et pourquoi au moment de sa conception la Mère Dieu n’a pas été contaminée par la faute originelle ou comment elle en a été purifiée. Le Moyen Age n’a pas toujours célébrée cette solennité et le sens qu’il lui a donné fut différent selon les époques et selon les lieux.

Le choix de la date du 8 décembre s’est imposé de lui-même.

En effet depuis le pontificat de Serge 1er, à la fin du VIIe siècle, l’Occident chrétien honore le 8 septembre la nativité de Marie, c’est-à-dire qu’il fête la sainteté de la Vierge non au terme de son existence terrestre, ce qui est le cas des saints, mais dès le début.

Quand il s’est agit de solenniser les tout débuts de sa vie utérine, l’Occident a naturellement choisi la date du 8 décembre, neuf mois avant sa naissance. Ce faisant, il a supposé que la conception de la Vierge était sainte. On ne fête pas le péché…

L’Occident chrétien commence donc à solenniser le 8 décembre dès le milieu ou la seconde moitié du XIe siècle, en Angleterre quand l’Orient fête la Vierge le 9 décembre depuis la fin du VIIe siècle ou le début du VIIIe. La réflexion dogmatique suit la pratique liturgique, il ne la précède pas.

La querelle théologique qui débute avec l’intervention de saint Bernard aux chanoines de Lyon, vraisemblablement en 1139, est postérieure d’environ quatre-vingt ans de ces premiers témoignages.

La question centrale que doivent résoudre à la fois les promoteurs de la fête, les canonistes, les théologiens et plus généralement les auteurs ecclésiastiques est la question de l’autorité.

Comment l’Eglise peut-elle accueillir une innovation au sein de la Tradition ?

Comment accepter cette fête alors que les Ecritures n’en parlent pas et que les Pères de l’Eglise sont muets sur le sujet ?

Cette question de l’autorité se double d’un problème théologique.

Comment et pourquoi la Vierge a-t-elle pu ne pas être touchée par le péché originel alors qu’il se transmet de façon quasi génétique selon les conceptions du XIIe siècle ?

Comment et pourquoi le Christ a-t-il pu la racheter alors même que la Rédemption n’avait pas eu lieu ?

Trois moments sont essentiels pour comprendre à la fois le sens de la fête à partir du Moyen Age central et les tâtonnements théologiques pour justifier ce sur quoi la Tradition de l’Eglise n’apporte alors aucune réponse.

Il y a tout d’abord le moment strictement liturgique de l’introduction de la fête en Occident du milieu du XIe siècle au milieu du XIIe siècle. S’ensuit les débats à propos de cette nouvelle solennité inaugurés par saint Bernard à partir du milieu du XIIe. Enfin, le troisième moment, au tournant XIIIe - XIVe siècle, initié par saint Bonaventure et poursuivi par les franciscains est fondamental pour l’avancée de la croyance.

L’introduction de la fête en Occident (milieu XIe – première moitié du XIIe siècle) :
Il est établi que l’Angleterre est la terre d’Occident qui, la première, dès le milieu ou la seconde moitié du XIe siècle, a accueilli une solennité implantée en Orient depuis la fin du VIIe ou le début du VIIIe siècle.

Le transfert s’est-il effectué grâce à des Anglais ayant fait le pèlerinage de Jérusalem ? C’est une hypothèse. Sur trois calendriers en provenance du sud de l’Angleterre qui célèbrent le 8 décembre la Vierge on peut lire : « Conceptio Sancte dei genitricis Mariae ». Ils utilisent tous exactement la même formule. L’un d’entre eux a été sûrement rédigé vers 1060, donc la fête a été introduite au plus tard à cette date.

Si l’on ignore encore de quelle façon la solennité s’est introduite dans les Iles britanniques, il est en revanche assez clairement établi qu’à la faveur de la conquête par Guillaume, duc de Normandie, de l’Angleterre et grâce aux liens privilégiés qui s’établissent alors entre abbayes insulaires et abbayes normandes, la fête de la Conception a pu franchir la Manche et s’implanter sur le continent.

La bibliothèque du Havre conserve ainsi un missel qui a été réalisé vers 1120 dans l’abbaye de Winchester et qui contient une messe de la Conception selon le rite anglais du missel de Léofric. Cette messe se retrouve à l’identique dans un sacramentaire du Mont-Saint-Michel de la première moitié du XIIe siècle.

Sans qu’on puisse établir de lien avec la Normandie, Lyon et la Bourgogne semblent avoir été un autre pôle de diffusion de la solennité. Nous avons conservé un libellus de l’office Gaude mater ecclesie qui est l’office propre de la fête du 8 décembre. Il a été rédigé à Lyon et après avoir voyagé a fini ses jours comme page de garde d’un ouvrage de théologie de Pierre Damien qui ne concerne en aucune manière la solennité. Ce manuscrit pourrait être contemporain de l’intervention de saint Bernard et pourrait même avoir motivé sa colère. Il n’était guère favorable à cette fête, mais voici que Lyon se met à diffuser la solennité…

La question de l’autorité est sous-jacente dans les manuscrits, même si la liturgie n’est pas le lieu de la réflexion théologique. En tête de la messe de Léofric, on lit : "Dieu, qui par la prophétie de l'ange as prédit à ses parents la conception de la bienheureuse vierge Marie ...". Il s'agit d’une allusion au Protévangile de Jacques qui est un récit apocryphe de l’enfance de la Vierge et du Christ, assez populaire en Orient dès le IVe siècle.

Il rapporte ainsi que les parents de la Vierge se désolaient d'être stériles, que Dieu entendit leurs lamentations et leur donna la joie de concevoir un enfant malgré leur grand âge. Or si Dieu as prédit la conception de la Vierge n’est-ce pas parce que cet événement était saint ?

Le même procédé consistant à faire intervenir un ange pour doter de la plus haute autorité, celle de Dieu lui-même, l’événement que l’on fête ou que l’on veut voir célébrer, se retrouve dans le récit de la légende d’Elsin. On raconte en effet qu'Elsin, abbé de Ramsey, envoyé par Guillaume le Conquérant négocier la paix avec le roi du Danemark, fut pris à son retour dans une effroyable tempête.

Ses compagnons d'infortune et lui-même se mirent alors à prier, invoquant la Vierge Marie. Ils en étaient à confier leurs âmes à Dieu quand soudain apparut dans la voilure un ange vêtu des habits d'évêque qui demanda au pieux abbé s'il désirait sortir vivant de cette tempête.

Ce dernier ayant répondu par l'affirmative, l'ange lui ordonna de s'engager le jour du 8 décembre à célébrer la conception de Marie et lui recommanda d'utiliser l'office de la Nativité de la Mère de Dieu en remplaçant nativitas par conceptio. La notoriété de ce miracle qui se situe après la conquête de l'Angleterre, ne fait aucun doute. Nous en possédons encore plusieurs versions recopiées sur quelques dizaines de manuscrits.

On le trouve parfois dans les leçons de l'office des matines du 8 décembre. Ce miracle que j'appelle un miracle de propagande, dans la mesure où il poursuit un but précis : favoriser, propager le culte de sainte Marie, accorde la bénédiction divine à tous les fervents propagateurs de la fête du 8 décembre. Comment ne pas solenniser sa conception puisque c'est le désir de la Vierge, puisque c'est sa volonté ?

Mais l’argumentation fondée sur révélations privées ou des textes non-canoniques ne pouvait satisfaire un homme tel que Bernard de Clairvaux.

Saint Bernard et les débuts de la controverse (vers 1139 – fin du XIIIe siècle)
En 1139 vraisemblablement, saint Bernard, scandalisé du fait que les chanoines de Lyon se sont mis à fêter la conception de la Vierge le 8 décembre, leur écrit ces mots : « C’est un fait que parmi les églises de France, l’église de Lyon prédomine à ce jour tant par la dignité du siège et la qualité de ses études que par des institutions dignes d’éloge […]

C’est pour cela que nous sommes un peu étonné qu’aujourd’hui il ait paru bon à certains d’entre vous de vouloir changer cette excellente apparence, en introduisant une nouvelle célébration que le rite de l’Eglise ignore, que la raison n’approuve pas, que l’ancienne tradition ne recommande pas. Est-ce que nous sommes en quelque chose plus savants ou plus dévots que les Pères ? […]

D’ailleurs sous aucun prétexte ne paraît bonne à l’encontre de la Tradition de l’Eglise une nouveauté présomptueuse, mère de la témérité, sœur de la superstition, fille de la légèreté. » Le ton est vif, les arguments qu’il avance plus loin sont solides, la polémique est lancée. La grande querelle de l’Immaculée Conception qui débute avec cette Epistola ad canonicos Lugdunenses, va durer tout le Moyen Age et même au-delà.

Ce témoignage de Bernard de Clairvaux est capital parce que c’est le premier témoignage non liturgique de la fête, parce qu’il provient d’un personnage aussi écouté et respecté que lui et qu’au siècle suivant on se sert de cette lettre comme argument d’autorité.

L’argumentation du saint abbé de Clairvaux se fonde d’abord sur le fait que la Tradition ignore la fête et sur le fait qu’au moment de la conception, à cause de la concupiscence, le péché originel souille inévitablement l’enfant. Le péché originel se transmet ainsi de génération en génération.

Et la Vierge Marie ne saurait échapper à cette loi commune. Cette pensée est tributaire de celle de saint Augustin sur le péché originel. Cependant saint Bernard introduit une avancée de taille dans la doctrine. En effet, traditionnellement, on pensait que c’était seulement à l’Annonciation que par l’opération du Saint-Esprit toute trace de péché avait été effacée de la Vierge, Bernard de Clairvaux suppose cette opération in utero, avant même sa naissance. La doctrine de la sanctification est née.

Cependant, quelques temps auparavant, un autre moine, Eadmer de Canterbury, avait soutenu l’opinion contraire accordant à la Vierge le privilège d’avoir été dès la conception préservée du péché originel. En effet écrit-il « Dieu l’a pu à l’évidence, et il l’a voulu ; si donc il l’a voulu, il l’a fait ».

Dieu pouvait préserver la Vierge de la contamination et comme il voulait que l’édifice qu’il se bâtissait soit parfait, sans jamais avoir été tenue sous la domination diabolique, il l’a fait.

Par la suite, la difficulté des tenants de la préservation est de montrer comment Dieu s’y est pris pour qu’une génération sexuée n’entraîne pas la transmission du péché originel : Anne et Joachim n’auraient-il pas pu s’unir sans que fatalement la libido s’en mêle ? Mais cela semblait contre nature d’imaginer une union charnelle sans plaisir…

N’y aurait-il pas existé transmise de mâle en mâle une particule intacte depuis Adam qui serait venue fournir la semence et la matière du corps de Marie… ? Autre possibilité : puisque c’est la chair qui est conçue en premier et que c’est elle qui souille l’âme au moment de son infusion dans le corps, aux environs du quarantième jour, Dieu ne pouvait-il avant même cette infusion purifier le corps pour qu’il ne souille pas l’âme de la Vierge… ? En outre pourquoi Dieu aurait-il fait cela ? Comme future mère de Dieu, il convenait que Dieu se prépare une demeure sans tache digne de lui.

Deux doctrines s’affrontent donc qui donnent naissance à deux grands courants liturgiques. Soit on continue de considérer à la suite d’Eadmer que la Vierge a été préservée du péché originel auquel cas, on célèbre la fête de la conception selon son rituel propre, par exemple l’office Gaude mater ecclesie, soit on considère qu’effectivement la Vierge n’a pu pour les raisons invoquées plus haut qu’être purifiée de la tâche originelle, sanctifiée avant sa naissance et on utilise le rituel de sa Nativité se contentant de changer le mot nativitas par conceptio.

C’est ce que propose de faire Alexandre Neckam qui fut étudiant puis professeur à Paris, dans son Commentaire sur le Cantique des Cantiques emboîtant le pas à saint Bernard. De façon certes commode mais assez artificielle, il propose de conserver la date du 8 décembre qui est celle de la conception charnelle, pour honorer la conception spirituelle qui a lieu après l’infusion de l'âme.

Les deux types de liturgies se diffusent parallèlement reflétant les deux doctrines.
Au XIIIe siècle, la tension entre les deux doctrines trouve un écho dans la liturgie. Ainsi à l’abbaye de Fécamp, entre les livres de la messe utilisés au XIIe siècle et ceux du XIIIe, on a supprimé la préface.

Or, on y trouvait notamment l’expression suivante : « Tu l'as sanctifiée avant le commencement, avant la conception tu l'as couverte (= protégée) sous l'action du Saint Esprit et par les vertus les plus hautes". Ce faisant on a retiré de la messe le seul élément nettement immaculiste… Ailleurs, on substitue au sein d’une même abbaye un rite à l’autre, d’une messe ou d’un office propre à la fête donc plutôt immaculiste, on passe à un rite de type Nativité donc reflétant la doctrine de la sanctification. Ce sont des formes d’autocensure.

L’apport franciscain (fin du XIIIe – début du XIVe siècle):

La difficulté à laquelle se heurte la doctrine de la préservation originelle tient également au fait que toutes les grandes « autorités » du XIIIe siècle adoptent la doctrine de la sanctification : Albert le Grand, saint Thomas d’Aquin, Bonaventure, etc.

Cependant, saint Anselme au tournant du XIIe – XIIIe siècle avait développé une nouvelle façon d’envisager la faute et sa transmission. Cette doctrine s’impose au XIIIe siècle et remplace celle de saint Augustin. On ne pense plus que la transmission du péché se fasse de façon quasi biologique.

Cette avancée doctrinale ne concerne pas directement la Vierge. Cependant, le postulat selon lequel Marie ayant été engendrée naturellement ne pouvait qu’avoir contracté le péché originel, ce postulat ne tient plus.

Entre la fin du XIIIe siècle et le début du XIVe, toute une lignée de docteurs franciscains s’appliquent à démontrer que la doctrine de la préservation originelle est la seule digne de la mère de Dieu : Guillaume de Ware et surtout Jean Duns Scott.

Ce dernier développe l’argument du « parfait médiateur ». Non seulement le rôle du Christ en tant que sauveur n’est pas amoindri par la place particulière de la Vierge, mais encore l’acte de médiation du Christ est encore plus parfait quand il s’agit de préserver plutôt que de racheter. François de Meyronnes ajoute que la Vierge est comme une impératrice et le Christ, comme empereur ne lui a pas appliqué la loi commune, celle du péché qui est la nôtre.

Du côté de la liturgie, la fête se répand en France, mais le Sud reste encore assez à l’écart de la solennité. Entre la fin du XIIIe siècle et la fin du XVe siècle, les Ordres monastiques les uns après les autres inscrivent la fête dans leur calendrier. Il est difficile de savoir ce que réellement Bonaventure pensait de cette fête. Cependant, devenu général des Franciscains, il a accueilli favorablement au chapitre de Pise de 1263 l'adoption par l'ordre tout entier de la fête.

Autre exemple manifeste d’un changement de position et d’une évolution des attitudes face à la fête : en 1356, au Chapitre général des Cisterciens, il est décrété que toutes les communautés monastiques célèbreraient la fête avec messe et office en adaptant la liturgie de la Nativité.

Le concile de Bâle, en 1439, qui définit la doctrine immaculiste dans des termes très voisins de ceux de la bulle Ineffabilis Deus de 1854, a cherché à étendre à toute l’Eglise la célébration du 8 décembre. Mais ce concile fut déclaré schismatique et ses décisions non recevables. Alors que les objections majeures à l’attribution du privilège à la Vierge sont levées, il faut donc attendre plus de quatre siècles pour que l’Eglise romaine proclame le dogme de l’Immaculée Conception.

La controverse a pour toile de fond la liturgie et il existe un dialogue constant entre théologie et liturgie : le vieil adage selon lequel la loi de la prière est la loi de la foi (lex orandi, lex credendi) est confirmé. Pourquoi tant de temps pour parvenir à une définition acceptée mais pas généralisée de la préservation originelle ?

Remarquons que ce ne sont que d’assez obscurs théologiens contre toutes les autorités des XIIe et XIIIe siècle qui défendent le privilège marial. L’historien peut constater que comme les hérésies des premiers siècles de l’Eglises ont permis de préciser la pensée sur la double nature du Christ, la controverse de l’Immaculée Conception au Moyen Age a permis d’élaborer une véritable doctrine de la préservation originelle.

L’Orient n’a pas connu de querelle théologique à propos de l’Immaculée Conception et le développement de sa doctrine est moindre aujourd’hui encore.

II- La proclamation du dogme de l’Immaculée Conception dans son contexte historique / Monsieur Yves-Marie Hilaire

Je voudrais aussi dire que la Bible fonctionne comme le récit de la révélation de Dieu dans l’histoire du monde.

De la création à l’irruption du Fils de Dieu en passant par la donation de la Loi à Moïse sur le Sinaï, Dieu intervient dans l’histoire. Et il continue d’intervenir, d’ailleurs, dans le temps de l’Eglise, qui est le temps actuel.

Or, la conception virginale est centrale dans la révélation chrétienne, dans le mystère de l’Incarnation. Cette conception a été annoncée dans l’Ancien Testament.

Il faut :
- d’abord évoquer le culte marial au XIXe siècle avant la proclamation du dogme, le
contexte révolutionnaire,
- et ensuite comment ce culte se développe au milieu du XIXe siècle. Ce seront mes deux
premiers points.
- Puis, j’évoquerai la construction du dogme défini en 1854,
- et enfin l’étonnante application à travers la réflexion de John Henry Newman.

Au milieu du XIXe siècle, à l’époque de la proclamation du dogme, le prénom de Marie est donné à une petite fille sur trois. C’est absolument considérable, c’est inusuel, il y a toujours eu des Marie sous l’Ancien Régime, mais pas à ce point.

A la fin du siècle, dans les années quatre-vingt dix encore, on comptait une fillette sur sept, qui portait le nom de Marie ou de Maria (Maria qui est à la mode est une variante de Marie). Marie continue d’occuper le premier rang des prénoms féminins, et il n’est dépassé par Jeanne, à cause de Jeanne d’Arc bien sûr, que pendant la première guerre mondiale, la béatification de Jeanne d’Arc ayant eu lieu en 1909. Donc Marie a tenu très longtemps au premier rang.

Il y a eu des explications à cet engouement qui dépasse largement le simple effet de mode. Pour le comprendre, il faut remonter dans l’histoire des mentalités jusqu’à la Révolution française.

Cette Révolution, en effet, a été marquée par une interruption du culte public dans les lieux de dévotion et dans les lieux de pèlerinage, et par un iconoclasme, une destruction de nombreuses statues qui étaient vénérées, destruction pratiquée par les révolutionnaires les plus ardents, dans le but d’éradiquer ce qu’ils appelaient la superstition.

Beaucoup de statues de la Vierge et des saints ont péri. D’autres ont été cachées, parfois enfouies. Et on a vu, pendant la Révolution, se substituant à Marie, des jeunes filles figurant dans les cortèges révolutionnaires. Elles représentaient la déesse Raison. Ces jeunes filles ont fait beaucoup parler d’elles par la suite. Certaines d’entre elles ont échappé à la punition divine qui les menaçait, selon la mentalité du temps. Mais certaines d’entre elles vont vivre jusqu’au milieu du XIXe siècle, à côté de croyants qui se souviennent.

Si j’évoque cela, c’est parce que j’ai vu de nombreux registres historiques de paroisses au XIXe siècle où ces questions sont évoquées et restent en mémoire largement jusqu’au milieu du XIXe siècle. Le rétablissement officiel du culte en 1802 est suivi d’une longue période de restauration et de reconstruction des églises, des chapelles. La tâche est immense, les ressources sont limitées.

C’est à ce moment-là que surgit, au premier plan, avec des moyens pauvres, un grand nombre de statues de la Vierge, consolatrice, protectrice, miséricordieuse. Les statues sortent de leur cachette et les inventions de madones miraculeuses survivantes de la persécution révolutionnaire vont se multiplier, suscitant dévotions et pèlerinages.

Les statues sont placées souvent dans des niches par la piété des fidèles. Rien qu’à Lille, dans l’ancien Lille, c’est à dire le Lille intra-muros d’avant les grands arrondissements de 1860, en 1847, il y avait quatre-vingt six statues de Marie, ce qui est énorme.

Le chapelet est à la portée des pauvres gens, et le rosaire, qui était déjà très répandu sous l’Ancien Régime, reprend en force. On pourrait multiplier les exemples. Un évêque, au lendemain du rétablissement du culte, à Vannes, doit bénir dix mille chapelets. Les confréries du rosaire et du scapulaire reprennent rapidement.

Stefano Simiz, qui a étudié la Champagne, montre que la dévotion au rosaire s’est réinstallée au titre de composante majeure de la vie catholique après 1801. Cent seize confréries du rosaire existent dans le diocèse de Nantes dès 1829. Des centaines de milliers de personnes, en majorité des femmes, pratiquent la dévotion au chapelet et au rosaire.

C’est en 1826 que Pauline Jaricot fonde le rosaire vivant, groupement d’associations qui popularise son œuvre missionnaire. En 1844, l’évêque d’Annecy, ville hors de France à l’époque, Monseigneur Rendu, dit ceci : « Marie a partout ses autels, ses temples, ses fêtes plus nombreuses que celles de son divin Fils, elles a ses congrégations, ses confréries, ses dévots. »

Donc il y a là une explosion mariale qui est assez extraordinaire.
Le mouvement a pris une ampleur importante sous la Restauration pour différentes raisons. Une raison politique héritée du passé, qui est le vœu de Louis XIII. Rappelez-vous le célèbre tableau d’Ingres présenté au salon de 1824 inspiré d’une madone de Raphaël évoquant le vœu de Louis XIII à la Vierge qui va être à l’origine de la naissance de Louis XIV.

Anne d’Autriche était stérile, comme certaines femmes de la Bible. Louis XIII fait un vœu, et Anne d’Autriche finalement enfante le futur Louis XIV, qui est peut-être le plus grand roi que la France ait eu.
Ensuite, il faut signaler l’ampleur du phénomène congréganiste se plaçant sous le patronage de Marie, notamment chez les femmes, mais aussi chez les hommes.

Trente-six créations de congrégations féminines mariales entre 1800 et 1830, cinquante-neuf entre 1830 et 1870. Donc, déjà avant 1854, on peut estimer qu’il y a plus d’une bonne cinquantaine de congrégations féminines mariales qui ont été créées. Un événement très significatif, c’est le projet de séminaristes lyonnais qui se réunissent à Fourvière le 23 juillet 1816 pour créer une société de Marie.

Ses promoteurs veulent privilégier l’imitation de Marie et pratiquer l’alliance avec Marie. A partir de cette réunion vont naître toute une série de congrégations : les Frères maristes fondées par Marcellin Champagnat, les Pères maristes par Jean-Claude Colin, les Sœurs par Jeanne-Marie Chavoir, et les Sœurs missionnaires. Des laïcs vont faire partie d’un tiers-ordre.

L’innovation en matière mariale ne va-t-elle pas plus loin ? N’y a-t-il pas des dérives du culte marial ? N’y aurait-il un pas un nouveau style marial après une grande Révolution qui a troublé les esprits ?

En effet, comment croire après cet affreux massacre, après cette terrible apostasie ? Comment Dieu tout-puissant a-t-il permis de pareilles horreurs ? Vous savez, c’est une question qui a été renouvelée après la Shoah en 1944, c’est un peu le même type d’interrogation.

Une explication vient à l’esprit de Joseph de Maistre : le Dieu juste à voulu punir les péchés des hommes et il a laissé Satan se déchaîner. Et cette explication est en partie évoquée par Chateaubriand dans Le Génie du christianisme dès 1802.

Il évoque ce Dieu courroucé et précise le rôle de Marie : « cette tendre médiatrice entre nous et l’Eternel ouvre, avec la douce vertu de son sexe, un cœur plein de pitié à nos tristes confidences et désarme un Dieu irrité [nous sommes en 1802, neuf ans après la terreur, où la famille de Chateaubriand a été en grande partie guillotinée]. Dogme enchanté qui adoucit la terreur d’un Dieu en interposant la beauté entre notre néant et la majesté divine, Marie brille comme une rose mystérieuse ou comme l’étoile du matin.

On reconnaît dans cette fille des hommes le refuge des pécheurs, la consolation des affligés, elle ignore les saintes colères de Seigneur [vous apercevez ici le Dieu vengeur]. Elle est toute bonté, toute compassion, toute indulgence. Marie est la divinité de l’innocence, de la faiblesse et du malheur.

La foule de ses adorateurs dans nos églises se compose de pauvres matelots qu’elle a sauvé du naufrage, de vieux invalides qu’elle a arraché à la mort sous le fer des ennemis de la France [et Dieu sait s’ils sont nombreux à l’époque], de jeunes femmes dont elle a calmé les douleurs.

Celles-ci apportent leur nourrisson devant son image, et le cœur du nouveau-né, qui ne comprend pas encore le Dieu du Ciel, comprend déjà cette divine Mère qui a un enfant dans les bras. » Ce texte est beau, et il dessine les traits de la dévotion mariale au XIXe siècle, tout au moins du premier XIXe siècle, à une époque qui est encore très marquée par la conception déiste d’un Dieu créateur majestueux, lointain et surtout justicier. En revanche, Marie apparaît comme la bonne mère, compatissante, consolatrice des affligés et des pécheurs, secourable pour les infortunés, accessible aux prières des plus humbles et des plus pauvres.

On va pouvoir observer dans ce contexte, dans ce climat, le grand essor du culte marial, tel qu’il se dessine, pratiquement, en France, sous la Monarchie de Juillet et la IIe République, en gros entre 1830 et le début des années 1850.

Quels en sont les principaux facteurs ? Il y a d’abord les fameuses apparitions. Il y en a deux qui nous concernent tout particulièrement qui sont antérieures à 1854, Lourdes arrivant justement un peu après la proclamation du dogme.

L’apparition du 27 novembre 1830 à une modeste Fille de la Charité, Catherine Labouré, suscite la diffusion, à partir de 1832, qui est l’année de la terrible épidémie de choléra, puis après 1836, par l’abbé Desgenettes, curé de Notre-Dame des Victoires, de la fameuse médaille miraculeuse, répandue vite à des millions d’exemplaires.

Aujourd’hui, la chapelle de la médaille miraculeuse reçoit chaque année deux millions de visiteurs, plus d’un siècle et demi après. Cette médaille porte l’invocation, qui est très importante pour nous : « Ô Marie conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous. » Elle popularise donc la croyance en l’immaculée conception, que (et là j’anticipe) l’apparition de Lourdes confirmera en 1858.

Je vous indique tout de suite dans quelles circonstances. Quatre ans après la proclamation du dogme, le curé Peyramale doute des visions de Bernadette, de la pauvrette, de la petite Bernadette qui ne sait ni lire ni écrire, il la tarabuste et il lui dit : « Demande donc à la belle dame que tu vois qui elle est, enfin, ce n’est pas possible, il faut qu’elle le dise. » Et alors, c’est la surprise qui bouleverse Peyramale, quand Bernadette lui rapporte la réponse, réponse qu’elle n’a pas comprise, et qu’elle s’est mise à répéter, répéter, pour être bien sûre de lui dire : « Je suis l’Immaculée Conception » (elle le dit en patois).

Peyramale est bouleversé parce qu’il sait que Bernadette ne sait ni lire ni écrire, n’a pas pu entendre parler de l’immaculée conception ; elle a douze ans, elle en avait huit quand le dogme a été défini, dans le milieu pauvre où elle était elle n’a pas pu en entendre parler, et puis cette fille n’est pas une menteuse, il le sait bien aussi ; à ce moment-là, il croit Bernadette, il croit que l’apparition est sérieuse.

Deuxième apparition dont on a à se préoccuper, parce qu’elle est antérieure à 1854, c’est l’apparition de la Salette, dans les Alpes, qui est assez curieuse pour notre sujet, parce qu’elle va assez bien dans la ligne de Chateaubriand (c’est une des raisons pour lesquelles j’ai insisté sur ce texte de Chateaubriand), en septembre 1846, à deux petits bergers pauvres, Mélanie et Maximin.

La Vierge Marie est là un peu comme une plaignante. Elle se plaint du travail du dimanche, qui entraîne la désertion des églises le jour du Seigneur. Elle déplore le blasphème qui blesse très fortement son Fils. Et là on a l’image du Fils vengeur, punisseur : « Si mon peuple ne veut pas se soumettre, dit-elle, je suis forcée de laisser aller le bras de mon Fils, il est si lourd que je ne puis le retenir. »

Et elle annonce des châtiments, une grande famine, nous sommes en 1846, l’année de la dernière grande famine rurale, il y en aura une ou deux autres après mais qui seront moins graves, et elle dit encore : les noix deviendront mauvaises, les raisins pourriront, etc. ; toute une description qui touche les enfants puisque nous sommes dans un pays de noix dans les Alpes. Et elle demande aux enfants de prier, bien sûr. Le discours est donc très proche de celui de Chateaubriand dans Le Génie du christianisme en 1802, où Marie est justement la femme compatissante qui essaye de retenir le bras de son Fils.

Autre fait important, en dehors des apparitions, c’est la découverte en 1842 du manuscrit du Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge de Louis-Marie Grignon de Montfort. C’est tout de suite un best-seller lorsqu’il est publié en 1843. Il connaît très vite trois cents éditions et se trouve traduit en cinquante langues.

La dévotion à Marie y est présentée dans un langage très accessible au peuple, comme une consécration qui renouvelle les promesses du baptême, et qui conforme, unit, et consacre le plus parfaitement à Jésus-Christ. Dans ce livre, nous avons justement une Marie qui n’est pas isolée de son Fils et qui est étroitement liée à Jésus-Christ, et donc qui est tout à fait orthodoxe. Marie, arbre de vie qui a porté Jésus-Christ, n’est jamais séparée de son Fils.

D’ailleurs, Jésus-Christ fait irruption de bien des manières sur la scène romantique à ce moment-là. En 1848, c’est le prolétaire de Nazareth, aspect qui a attiré l’attention, le bon charpentier, on verra ensuite plus tard, Jésus, Marie, Joseph, avec l’atelier familial où Joseph travaille avec Jésus le fils du charpentier, etc. Mais c’est aussi le Sacré Cœur. Et le Sacré-Cœur, c’est l’introduction du Dieu d’amour, qui se substitue progressivement au Dieu terrible. Le grand bouleversement du XIXe siècle, c’est cela, la crainte filiale qui, de plus en plus, remplace la crainte du châtiment.

Notons aussi que les fêtes de Marie prennent à ce moment-là une grande place dans le calendrier paroissial. Ces fêtes de Marie, en fait, sont nombreuses à ce moment-là et elles vont se multiplier. Tout à l’heure, en écoutant Madame Dary, je suis frappé du fait qu’il y a eu une multiplication de ces fêtes mariales, qui sont rentrées dans les calendriers liturgiques des diocèses.

En dehors des fêtes classiques, Purification, Annonciation, Assomption, (qui sous le Second Empire va coïncider avec la saint Napoléon), Nativité de la Vierge, Notre-Dame des sept douleurs, Notre-Dame du Rosaire, Immaculée Conception le 8 décembre, etc., on célèbre en plus, par exemple, dès 1849, dans le diocèse de Rennes, la fête de Notre-Dame auxiliatrice, du Très Pur Cœur de Marie, et de la Maternité de Marie.

Tous les samedis a lieu un office votif en l’honneur de l’Immaculée. Rappelons aussi la montée en puissance des associations d’enfants de Marie, qui vont jouer un grand rôle dans l’éducation des filles, avec la loi Falloux, qui suscite un développement considérable des écoles de filles à partir de 1850. Ces associations d’enfants de Marie promeuvent un type de femme vertueuse et digne, et contribuent par conséquent à l’amélioration de l’éducation féminine.

Autre innovation : les mois de Marie. Les mois de Marie, relativement peu fréquents auparavant, sont très largement une invention du XIXe siècle. Le mois le plus beau, selon le dicton. On bénéficie justement de cette nature renaissante, en ce mois révolutionnaire de floréal (les révolutionnaires avaient bien vu l’intérêt de ce mois : l’éclosion des fleurs), et il invite à célébrer la beauté : les autels sont couverts de fleurs et de brillantes illuminations, les chants mélodieux.

Le peuple orne les autels, prend part aux chorales, apporte des bougies ou des cierges, et il y a de nombreux autels domestiques dans les foyers. Dans le diocèse d’Arras, le mois de Marie est généralisé, vingt pour cent des paroisses le célèbrent en 1836-1839, mais vingt ans plus tard, en 1858, quatre-vingt cinq pour cent des paroisses le célèbrent. Le cas d’Arras n’est pas unique, il y a beaucoup d’autres endroits où le même phénomène se produit. Parfois, nous dit-on, les églises sont plus remplies chaque soir du mois de Marie que le dimanche même.

Les cantiques mariaux se multiplient. A Rennes, la Vierge passe en tête du corpus diocésain : on y relève douze cantiques en 1834, on en retrouve plus de cinquante dans le livre de cantiques diocésain une vingtaine d’année plus tard. Donc le nombre des cantiques mariaux a quadruplé. La Vierge Marie investit alors l’espace chrétien de bien des manières, des modestes chapelles aux vastes basiliques et aux statues colossales.

On pourrait parler d’une certaine marialisation du paysage, favorisée par les peintres et des nombreux tableaux mariaux. A Paris, Notre-Dame de Lorette est érigée entre 1823 et 1836. La décoration intérieure évoque la vie de la Vierge. Beaucoup de nouvelles églises prennent le nom de Notre-Dame. Les pèlerinages mariaux se réaniment, et ce grand mouvement va être plutôt un effet de la vitalité religieuse au début du Second Empire et du dogme qu’une cause. Mais, le point de départ de ces pèlerinages mariaux, c’est la grande épidémie de choléra de 1849 et les grandes fêtes au début du Second Empire.

Certaines d’entre elles sont marquées par l’érection de statues de la Vierge sur les lieux élevés. La première érection importante, c’est Fourvière en 1852. Il y en aura bien d’autres après, au Puy, à Marseille, etc. Avec, notamment, cette innovation qui nécessite l’accord des chanoines de Saint-Pierre de Rome : le couronnement des statues de la Vierge.

Et les premiers couronnements ont eu lieu à cette époque-là. Au sujet de ces couronnements, André Malraux a fait une réflexion qui est assez curieuse, à l’époque où un certain féminisme montait : « Ne critiquez pas trop l’Eglise catholique : avoir fait agenouiller des quantités d’hommes devant une femme couronnée, ce n’est quand même pas mal. »

En Europe, le renouveau des grands pèlerinages mariaux et la vitalité des sanctuaires mariaux est concomitante. Mariazell en Styrie, en Autriche, Altötting en Bavière, Kevelaer en Rhénanie, Czestochowa en Pologne, très fréquenté dans la première moitié du XIXe siècle, Notre-Dame del Pilar à Saragosse, en Aragon, Notre-Dame de Montserrat en Catalogne et Notre-Dame de la Almudena à Madrid, sur laquelle on pourra revenir, car c’est le noyau de la future cathédrale de Madrid, qui a été inaugurée par Jean-Paul II ; pour la première fois, un Pape a inauguré une cathédrale directement, en 1993. Elle a mis un siècle et demi à être construite.

J’en arrive maintenant à mon troisième point : la construction du dogme marial.
Comme Madame Davy l’a montré, c’est un dogme qui est marqué par le développement d’une fête, du fait du ralliement des théologiens, à partir de Duns Scot et des franciscains. Le Concile de Bâle, en 1439, considère que cette dévotion pieuse est importante et est vivement conseillée. Malheureusement, ce Concile de Bâle n’est pas œcuménique, à ce moment-là ; le Pape n’est pas dedans.

Mais, très vite, la papauté donne son appui. Dès la papauté d’Avignon au XIVe siècle, la fête est célébrée, et au XVe siècle, Sixte IV approuve la croyance et la fête. C’est Clément XI, en 1708, qui prescrit de la célébrer partout.

Dans ce domaine, on peut remarquer que l’Espagne est en pointe, et j’ai évoqué tout à l’heure justement cette paroisse Sainte-Marie de la Almudena à Madrid, qui sera plus tard le noyau de la future cathédrale, puisque Madrid n’est pas évêché à l’époque. C’est la première paroisse de Madrid qui a été créée au XIIIe siècle, et les partisans de l’Immaculée s’y rassemblent, c’est ça qui nous intéresse.

En 1640, un grand d’Espagne, le duc de Pastrana, fonde la congrégation de la Real Esclavidud, dont les membres font le vœu de « défendre, croire et sentir que la Vierge fut conçue sans péché origine ». Donc, il y a, dès 1640, une propagande active pour l’Immaculée Conception, comme en témoigne l’importance de l’iconographie de l’Immaculée Conception.

Murillo, l’un des plus grands peintres espagnols, a fait vingt tableaux représentant l’Immaculée Conception. Velasquez en a peint aussi, Zurbaran également. Il y a donc là tout un mouvement très important, que l’on va retrouver d’ailleurs au XIXe siècle, puisque les évêques espagnols vont être en pointe pour faire proclamer le dogme.

Comment les choses se passent-elles au XIXe siècle ? Le mouvement est enclenché après des questions posées sous Grégoire XVI (1831-1846). Une partie de l’épiscopat demande qu’on s’occupe de cette question de la proclamation du dogme. Grégoire XVI ne donne pas vraiment suite.

Mais, en 1846, Pie IX devient Pape. Et, en 1847, il reçoit un mémoire du Père Perrone, théologien influent, qui est favorable à une définition du dogme de l’Immaculée Conception (Perrone est un des grands théologiens romains du XIXe siècle ; il était à l’époque, d’ailleurs, en train d’interroger Newman, qu’il trouve très bizarre dans ses conceptions, mais pas hétérodoxe). Et, après ce premier texte de Perrone, Pie IX nomme une commission de vingt théologiens.

Cette commission de vingt théologiens travaille ; il va y avoir un travail considérable pour définir un dogme, que Monsieur le Curé vous a lu tout à l’heure, qui est un dogme assez simple finalement.

Le 2 février 1849, Pie IX lance l’encyclique Ubi Primum, il demande aux évêques de prier pour la définition du dogme, et de donner leur avis sur son opportunité. Presque tous les évêques de la catholicité répondent : plus de six-cent réponses (à cette époque-là, ils sont encore moins d’un millier, aujourd’hui, vous savez qu’ils sont quatre mille). Sur les plus de six cent réponses, les neuf dixièmes sont favorables.

En pointe, comme je vous le disais, les évêques espagnols. Les évêques italiens et les évêques de mission sont favorables, et un certain nombre d’évêques français. Quelques-uns sont réservés sur la possibilité d’une définition, car ils se demandent quelles sont les bases réelles de cette définition.

D’autres la jugent inopportune : quelques évêques allemands, parce qu’ils pensent que cela va agacer les protestants, et le primat de Belgique, le cardinal Steerckx, personnage remarquable par ailleurs, car il ne voudrait pas qu’on trouve l’occasion d’exciter trop les milieux libéraux, il le dit carrément.

On consulte un grand nombre d’abbés aussi, et parmi eux Dom Guéranger, abbé de Solesmes. Dom Guéranger se met à écrire un mémoire à la demande du Pape. Le Pape va le lire attentivement. Et Guéranger, qui est un personnage considérable à cette époque-là, en 1850, écrit ceci : « La conception immaculée doit appartenir à la révélation.

Pour cela, il faut qu’elle découle de l’Ecriture et de la tradition, des deux à la fois, ou bien qu’elle soit impliquée dans les croyances antérieurement définies. D’autre part, elle a été proposée à la foi des fidèles par l’enseignement du magistère ordinaire [elle a été proposée par les Papes déjà depuis plusieurs siècles]. Enfin, elle est attestée, par la liturgie, les Pères et les écrivains de l’Eglise ».

Voilà les questions, les critères que Dom Guéranger donne et, dans chaque cas, la réponse, selon lui, est affirmative. Il répond oui.

Les évêques sont donc convoqués à Rome, ils arrivent au mois de novembre 1854. On a fixé la définition au 8 décembre. Les évêques obtiennent quelques modifications au projet de définition. Donc les évêques, le processus est intéressant, ont quand même leur mot à dire.

Finalement, le 8 décembre à Saint-Pierre, en présence de deux cents évêques, la bulle Ineffabilis Deus, que Monsieur le Curé vous a lue tout à l’heure, définit le dogme.

Cette cérémonie est grandiose (on n’a pas réuni autant d’évêques à Rome depuis le XVIe siècle), et sur l’un des portails de Saint-Pierre, l’évènement est mentionné. La croyance est définie : Marie a été préservée intacte de toute souillure du péché originel, doctrine révélée de Dieu, qui doit être crue fermement et constamment par tous les fidèles.

La bulle insiste sur le titre de Mère de Dieu comme fondement de l’immaculée conception. Signalons que le Pape a prononcé seul la définition. Il n’a pas fait mention de l’approbation de l’épiscopat. Il y a donc une application pratique et volontaire d’une infaillibilité pontificale qui n’a pas encore été définie, puisque, vous le savez, elle ne sera définie qu’au Concile de Vatican I, en 1870.

Cette procédure a suscité quelques critiques.

Et j’en arrive maintenant à mon dernier point, qui est celui de l’illustration de la réflexion de Newman, en 1845, sur le développement de la doctrine chrétienne. Ce qui apparaît ici de façon tout à fait étonnante, c’est justement cette confirmation de la réflexion de l’Eglise par celui que nous considérons aujourd’hui comme le plus grand théologien du XIXe siècle, avec probablement deux allemands comme Möhler et Scheeben. Scheeben nous intéresse parce qu’il a, à la même époque, parlé du dogme.

Marie, selon lui, est prédestinée comme Mère du Rédempteur (donc il est tout à fait dans la ligne de la définition), une rédemption préventive lui est appliquée, parce que sa solidarité avec le Christ prévaut sur sa solidarité avec Adam et Eve. Pour lui, l’Assomption couronne la parfaite rédemption de Marie, et l’accent est donc mis sur la Mère de Dieu, comme d’ailleurs dans la Bible.

Pour Newman, l’importance de son livre, Essai sur le développement de la doctrine chrétienne (1845), est reconnue aujourd’hui, vous le savez, et cet essai accompagne d’ailleurs sa conversion. Newman, dès 1842, identifie le principe du développement doctrinal comme un phénomène fondamental à partir de l’Ecriture et de la Tradition. Et il l’applique au dogme de l’Eglise catholique.

Voilà une définition un peu compliquée, mais qui est tout à fait dans la pensée newmanienne : « le dogme est, selon lui, une idée, qui naît, grandit, fait son chemin, se garde des déviations tout en se nourrissant d’autres idées, et gagne en précision au fur et à mesure de son progrès. La formulation dogmatique met en évidence des aspects jusqu’alors latents de l’idée.

Or l’idée de révélation inclut la communication d’un enseignement adressé à l’intellect humain et donc saisi selon les lois de ce dernier, c’est-à-dire des lois rationnelles. » Ainsi, tout ce développement dogmatique, qui existe depuis la révélation chrétienne, depuis les grands conciles, à partir des Pères, et à travers l’histoire, justement, est conforme aux lois de la raison humaine, de l’intellect humain. Et, autre idée considérable de Newman : s’il y a développement, il y aura forcément quelque part une autorité infaillible, et cette autorité infaillible, selon Newman qui vient de l’Eglise anglicane, où il n’a pas trouvé ce qu’il cherchait, elle est dans l’Eglise catholique, et notamment dans le dialogue entre l’Eglise enseignante et l’Eglise enseignée.

Et il est évident ici, que le rôle de l’Eglise enseignée, on l’a vu par la liturgie et par la réflexion au cours des siècles, et encore par la consultation des évêques, etc., est très important.
Comment applique-t-il le développement à Marie ? Il en parle à plusieurs endroits de son fameux essai. Les prérogatives spéciales de Marie découlent de la doctrine de l’Incarnation.

Et il rappelle l’importance du Concile d’Ephèse de 431, Marie proclamée Mère de Dieu, un titre largement utilisé par les Pères de l’Eglise, dit-il, et Saint Augustin lui-même aurait dit : Tous ont péché sauf la Sainte Vierge. Autre remarque de Newman, qui n’est pas dans le texte de la proclamation dogmatique, mais dans l’Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, mais qui est intéressante : il reprend le fameux parallèle entre Eve et Marie : Eve, mère de tous les vivants, qui apparaît dans la Genèse (320), et Marie, Mère du Rédempteur.

Les deux femmes sont mises en contraste dans Genèse 315 : Une femme qui est dans la descendance d’Eve t’écrasera la tête, dit Dieu au serpent. Et dans Apocalypse 121-17 où on voit la femme qui est menacée par le dragon et qui finalement est sauvée du dragon. La comparaison Eve / Marie est explicite très tôt, dès le IIe siècle, chez Saint Justin, chez Tertullien, chez Saint Irénée.

D’autre part, Newman insiste sur la différence entre la piété envers le Christ et la piété envers Marie. Newman est très sensible aux critiques des protestants qui ne veulent pas que l’Eglise catholique fasse de Marie une quatrième personne de la Trinité (au XIXe siècle, il y parfois des tendances dans ce sens-là), et il le montre bien dans la dévotion, la piété envers la Vierge : « Le ton de la dévotion envers la Vierge est absolument différent de celui du culte rendu à son Fils éternel et à la Sainte Trinité.

On sera forcé de l’avouer si on examine les offices du culte catholique [et là aussi, il se réfère à la liturgie, bonne méthode]. L’adoration suprême et véritable, rendue au Tout-puissant, est sévère, profonde, awful [pleine de crainte respectueuse], en même temps que tendre, confiante, obéissante. On s’adresse au Christ comme au vrai Dieu, qui est en même temps vrai homme, comme à notre Créateur et Juge, qui est en même temps très aimant, doux et gracieux.

De son côté, le langage employé à l’égard de Sainte Marie est affectueux et ardent, comme envers une simple fille d’Adam, bien qu’il soit humble parce qu’il vient de sa parenté pécheresse. Combien, par exemple, le ton du Dies Irae ne diffère-t-il pas de celui du Stabat Mater ? […]

Quelle différence entre le langage de l’office du bréviaire pour la fête de la Pentecôte ou de la Sainte Trinité, et celui du jour de l’Assomption ? Quelle indescriptible majesté, quelle solidité, quel calme dans le Veni Creator Spiritus […, office de la Pentecôte] Au contraire, dans l’office de l’Assomption, quelle tendresse, quelle chaleur de sympathie et d’affection, que d’émotion stimulante dans le Virgo Prudentissima […] Filia Sion […voyez encore le Salve Regina ou l’Ave Maris Stella.]» (Essai sur le développement de la doctrine chrétienne, 2e partie, chapitre 11, section 2, §2)

Questions:

- Quelle est la position des protestants ?

Monsieur Yves-Marie Hilaire :
C’est une très bonne question, mais c’est assez difficile de répondre, parce qu’il y a plusieurs positions. Les anglicans ne sont pas loin, certains d’entre eux tout au moins, du dogme catholique, même s’ils ne souhaitent pas le définir comme un dogme. Je pense à Lord Halifax, qui l’admettait, à Keble, un des compagnons de Newman qui était resté protestant et qui l’admettait aussi. Quant aux autres, luthériens, calvinistes, il y a chez Luther de très belles pages sur Marie, sur la pureté de Marie, mais ils ne veulent pas définir un dogme sur ce point-là, et je crois qu’ils ne partagent pas tout à fait cette conception. Les ecclésiastiques répondront peut-être mieux que moi à cette question. Certains calvinistes sont encore plus éloignés.

Madame Marie-Bénédicte Dary :
Je voudrais juste rajouter quelque chose qui est assez étrange. C’est par rapport à l’Islam. Il y a un hadith, qui est d’ailleurs un bon hadith (parce qu’il y a des plus ou moins bons hadiths, qui sont des commentaires du Coran), qui dit que tous sont nés avec le péché, sauf Jésus et sa mère. Alors, ce sont des commentaires qui sont nés dans un milieu où déjà on connaissait, on commençait à célébrer une préservation de Marie. C’est quand même étrange de se dire que l’Islam, qui ne reconnaît pas le Sauveur, transmet par sa tradition que la Vierge a été conçue sans le péché.

Monsieur Yves-Marie Hilaire :
La fameuse maison de Marie à Ephèse est visitée par de nombreux musulmans. La maison de Marie, dont l’authenticité aurait été certifiée par les visions d’Anne-Catherine Emerick, qui vient d’être béatifiée.

- Comment expliquez-vous le silence du concile de Trente sur la question ?

Au concile de Bâle, il y a un point d’arrêt de la controverse, et puis, finalement, on passe à Clément XI qui fait célébrer la fête, il y a tout un silence de l’Eglise et de son autorité?

Madame Marie-Bénédicte Dary :
A ma connaissance, parce que le concile de Trente était plus préoccupé des problèmes concernant l’Eucharistie que des questions concernant la Vierge Marie. Je crois que ça été une question de priorité, à ma connaissance.

Monsieur Yves-Marie Hilaire :
J’apporterais la même réponse. Il me semble que les Pères ne se sont pas préoccupés de préciser de nouvelles doctrines sur la Vierge Marie, il y avait des choses jugées plus urgentes dans le contexte d’alors.

- Pourriez-vous nous dire un mot au sujet de l’expression « les frères de Jésus » avec la problématique que ça pose par rapport à la virginité de Marie ?

Monsieur Yves-Marie Hilaire :
Oui, c’est un autre problème que l’Immaculée Conception, c’est le problème de la virginité perpétuelle de Marie. Sur ce sujet, les spécialistes se divisent, et surtout, le sens du mot frère dans les langues originelles, qu’il s’agisse du grec ou de l’hébreu, peut être large et englobant. Mais, de là à donner à Marie huit enfants, comme certains voudraient le faire, cela fait quand même beaucoup, et à la transformer en maman flamande comme le fait la conclusion du livre de Duquesne, c’est un peu ridicule.



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